Durant les 8 premiers mois de 2017, j’ai dû prendre l’avion à peu près une vingtaine de fois. Je partais parfois pour le travail, le plus souvent pour voir mon père malade, à Beyrouth. Il était mourant mais je ne voulais pas le réaliser totalement. J’y allais et je repartais, le cœur plus gai qu’à l’arrivée, parce que je le laissais plus souriant aussi. Entre janvier et juillet, je l’ai vu quasiment une fois par mois, peut-être tous les deux mois. Parfois nous écoutions de la musique ensemble, je lui mettais des morceaux qu’il aimait bien. Parfois nous discutions. Sa mémoire de l’instant commençait à défaillir mais celle de sa jeunesse et de sa vie avant la maladie était intacte. Je passais du temps avec lui puis je reprenais un avion. Le reste du temps, je travaillais, tentais de m’occuper de ma famille et régler des questions plus personnelles, tout en gardant la tête un peu hors de l’eau. Les moments qui étaient miens, c’est à dire de solitude absolue, et de presque quiétude, sans être inquiet pour quoi ou qui que ce soit, étaient absolument rares. Parmi eux, il y avait les concerts ou les enregistrements avec Class of 69. Il y avait aussi quelques bouts d’heures que je volais au temps, entre deux avions, le plus souvent à l’étranger, pour y faire une musique plus solitaire, statique et très peu mouvante, longue à la façon dont je l’aime et la laisse dériver, d’abord en moi. C’est celle qui est mise ici, sur ces trois cassettes.

Parmi ces voyages et ces quelques moments de flottement, je garderai toujours à l’esprit les 3 ou 4 journées passées au printemps à Kyoto. Elles figureront sans doute parmi les plus belles que j’ai pu vivre, résumant rétrospectivement la persévérance de mes amours et de mes frayeurs. Mais c’est une autre histoire. A Kyoto, j’ai enregistré des morceaux à partir de sons que je trouvais là-bas et d’autres fichiers qui étaient sur mon ordinateur – enregistrements de mes synthétiseurs restés à la maison. Je composais devant un pudding de riz un peu gluant, avec vue sur un cimetière (ma chambre donnait sur ça, ne me demandez pas pourquoi), en ayant en tête une séance de méditation dans un temple. J’y ai appris à me tenir un peu plus droit et laisser le souffle me réguler. C’était au premier jour de ce voyage et j’y pense tout le temps depuis. Parfois, je tente de refaire l’exercice, mais la plupart du temps, je pense seulement à ces quelques jours, cette heure dans ce temple et quelques autres jolis instants dans cette ville dont le souvenir me hante tout en se gommant progressivement. Des souvenirs qui se reconnaissent tout de même entre eux lorsqu’ils se croisent dans ma mémoire et dans le temps.

L’autre séjour qui demeure en moi est celui de l’été, aux confins du Portugal, pas loin de l’Andalousie. Nous y étions une famille au repos, en quête d’elle-même et en cure de sa fatigue. Dans une maison au sein d’une ancienne ferme, murs blancs, soleil sec, j’ai réalisé quelques morceaux, que je voulais très bas, presque inaudible, comme le souffle d’un vent, d’une fraîcheur qui ne venaient pas. J’avais envie que cette musique soit là, sans y être, qu’elle acte mon envie d’être fantôme et disparaître. Le besoin de trouver une sérénité inatteignable. Cette musique s’est imposée, je ne sais si je l’aime ou non, il fallait vivre avec, l’accompagner et la faire grandir. J’y prenais goût, à ce peu de présence. Et puis un matin vers 7h, ma mère a appelé. Nous étions le 31 juillet, et je suis reparti à Beyrouth.